C’est du côté de Lausanne que Luca Torre a découvert la musique électronique. Précoce, il débute la production à l’adolescence entre deux sessions de skate, « je faisais du trip-hop, et je prétendais aller dormir chez un ami avant de me déguiser pour partir en rave ». Parti étudier l’allemand et la musicothérapie à Berlin il y a plus de dix ans, il s’est tout naturellement retrouvé aspiré par sa scène effervescente.
Récemment entré sur Highgrade, nous avons interrompu un déménagement de studio pour rencontrer ce « jeune vétéran ».

Le Katerholzig vient de fermer aujourd’hui, mais apparemment ils vont reprendre l’ancien emplacement du Bar 25. Cela doit t’évoquer des souvenirs.

Quand c’était juste le petit cabanon et des bancs, quand ça ne fermait pas et qu’on ne devait pas payer pour entrer.

Cela fait 11 ans que tu mixes. Tu as commencé à produire au même moment ou c’est venu plus tard ?

J’avais commencé à produire bien avant. Sur Amiga je faisais du speedcore / gaber / breakcore. En Suisse j’ai joué partout en drum & bass. Je jouais déjà de la minimale, d’un peu tous les styles, mais à cette époque quand tu jouais de la minimale on te traitait de « trisomique » presque. Quand je suis venu ici j’ai tout mis de côté. Je continuais à produire car c’est ma passion, mais je mixais uniquement chez moi en after après le Panorama Bar ou le Bar 25. Mais ça me collait à la peau, et de fil en aiguille c’est arrivé. J’ai joué pour l’anniversaire d’une copine, et le patron du Bar 25 qui était là m’a dit : « la semaine prochaine tu joues dans mon club ». Voyant que j’avais une opportunité, je me suis dit : « les études je finis pas, je profite de faire ça maintenant ».

Tu as complètement abandonné le speedcore et la drum & bass ?

J’étais jeune, j’avais cette fougue. Mais j’achetais des disques dans tous les styles. C’est la raison pour laquelle j’ai une grande bibliothèque. J’ai toujours été collectionneur de disques, et je n’ai jamais revendu. Je dois avoir dépassé les 10000 disques…

Donc tu joues uniquement vinyles ?

Lorsque je voyage je joue beaucoup avec Traktor et le « timecode » vinyle. Je déteste jouer avec CDs, je préfère donc prendre mon ordinateur pour jouer les promos. C’est assez paradoxal… J’ai quand même 3 clefs USB en cas de problème, mais par exemple au Panorama Bar, j’avais ces clefs , mais je ne les ai pas utilisées car je n’aime pas. Je suis un vieux de la veille, donc quand tu voyages c’est cool d’avoir Traktor et au minimum 1h de set en vinyles. Mais si jamais je deviens plus connu et que j’ai des bagages en extra payés, pourquoi pas rejouer uniquement vinyles (rires).

Tu viens de parler du Panorama Bar, c’était beaucoup de pression avant d’y jouer ?

C’était la plus grosse pression de ma vie, je ne suis jamais entré dans un club en tremblant comme ça. Mais c’est la même chose pour tout le monde, j’ai parlé à pas mal de gros DJs qui m’ont dit « mais tu crois que je suis à la cool quand j’arrive là-bas ? ». J’ai joué un des sets de ma vie.

Ça s’est retranscrit positivement.

Je tremblais énormément et j’ai un ami qui m’a dit « on se calme, viens on va fumer un petit joint ». Ce fut une soirée magique, ça fait 11 ans que je vis ici, toute ma vie est ici, donc j’avais environ 50 personnes venues là pour me soutenir. Dès que j’ai pris les platines, je me suis senti serein. En plus ils m’on fait jouer à un horaire idéal, le dimanche soir.

C’était pour une soirée Highgrade il me semble.

Oui, mais j »ai fait mon set, j’ai fait du « Luca Torre ». Pas vraiment le son Highgrade, je suis plus deep / minimal que le reste de l’équipe. J’ai eu le culot de faire mon set pitch baissé, j’ai débuté après Tom Clark qui tournait bien à 125, et je suis descendu dans les « bpms ».

Tu participes à beaucoup de showcases Highgrade ?

À Berlin oui, c’est un des plus vieux labels ici, et je connais très bien tout le monde de l’époque du Bar 25. Ils connaissaient ma musique, et ça faisait un moment qu’ils voulaient des jeunes, donc Tom, Jens Bond, Daniel Dreier se sont dits « pourquoi pas prendre Lucas ? ». Ils désirent garder cet esprit familial, et ils m’ont proposé il y a un an d’intégrer le label et l’agence de booking.

Ça a changé quelque chose d’intégrer cette « famille » ?

Ton nom prend un peu plus d’ampleur, ça a amené des dates comme le Panorama Bar, donc oui ça aide. Je sais pas si parler de notoriété est correct, ça apporte un peu, mais en même temps Highgrade n’est pas non plus Bpitch, c’est un label très local, très Berlin. Si tu sors de Berlin, Highgrade ne parle pas tant que ça.

C’est vraiment un des labels emblématiques de Berlin.

Tom Clark ça fait 15/16 ans qu’il est là. C’est vraiment un de ces « vieux » DJs berlinois, comme Sammy Dee ou Zip. Mais maintenant il a passé 40 ans, et il commence à faire autre chose. Là il vient d’ouvrir son bar l’Anita Berber.

Tu te dédies 100% à la production et au DJing, ou tu as d’autres occupations ?

En fait je reviens tout juste à Berlin. 3 ans auparavant, je me suis dit : « j’ai plaqué les études pour faire DJ, mais j’aimerais quand même terminer quelque chose ». C’était exclu que je fasse l’université car c’est trop abstrait, par contre j’avais toujours eu envie de devenir ingénieur du son. Après mon diplôme j’ai commencé un stage chez Arturia (synthétiseurs et plugins). Aujourd’hui j’occupe le poste de sound designer chez Arturia. Sinon j’ai aidé un ami à créer son école de musique, je reviens en Suisse une fois par mois, je donne les cours de musique, je passe travailler quelques jours à Grenoble pour Arturia, et ensuite je reviens à Berlin.

On peut s’attendre à des sorties dans les mois qui viennent ?

(rires) J’ai beaucoup de releases qui arrivent, j’ai créé avec un ami mon label : Clock’Art Record. On va se faire plaisir et sortir des morceaux subtiles, uniquement sur vinyle, dans une certaine démarche artistique, et on va se faire remixer par les artistes qu’on aime. J’aimerais beaucoup prendre des jeunes, mais financièrement je ne peux pas. Pour l’instant, c’est un peu égoïste mais je le fais pour moi, c’est mon bébé et on verra ensuite. J’ai tellement de morceaux jamais envoyés à qui que ce soit, mais ça c’est car je me vends très mal. La première release arrive en février, et j’ai un autre EP qui va sortir sur un label italien avec un remix de Daniel Dreier et un de Francesco Passantino. Mon deuxième EP sur Highgrade arrive cet été.

Tu peux me parler un peu du mix ?

J’aime bien conceptualiser, j’ai un nombre incalculable d’enregistrements lors de soirées, mais pour les podcasts j’aime raconter une histoire. Faire quelque chose de beaucoup plus subtile. Quand je joue le samedi soir en club, ce que je vais raconter va être par rapport à ce que je ressens et vois. Dans un podcast ce sera encore plus personnel, ce que je joue en club c’est « moi », mais dans un podcast je peux partir dans des directions plus artistiques, je peux m’évader davantage. Dans un club je reste un « entertainer », et je ne peux pas non plus partir dans mon délire.

Tu trouves qu’il y a plus de compromis à faire dans une soirée ?

J’ai pas la notoriété, enfin personne ne l’a d’ailleurs. Même Ricardo lorsqu’il part dans ses délires, les gens se demandent ce qu’il est en train de faire. Je le comprends et il a de la chance car les gens viendront toujours, mais je suis encore dans la catégorie où on se remet en jeu régulièrement.

On parlait du Bar 25 qui a eu une grosse influence sur ta carrière, du Katerholzig qui ferme. Tu vis à Berlin depuis longtemps et c’est un sujet qui revient souvent, la gentrification, l’évolution de la scène… C’est quoi le plus gros changement que tu as pu observer ?

J’ai vécu le WMF, les 3 semaines de fête avant la fermeture du vieux Trésor, la fermeture du Bar 25… Tout ce qui se passait à Prenzlauer Berg a disparu, on sortait là-bas à l’époque. En dehors des fermetures et du déplacement vers l’est, j’ai vu des endroits comme le Watergate devenir touristiques. Pas mal de clubs ont vu qu’ils pouvaient faire beaucoup d’argent, idem pour les labels. Quand je suis arrivé à Berlin, c’était la capitale avant-gardiste de la musique, sur 25 soirées, 24 proposaient un son nouveau. En dehors de Perlon qui reste à l’avant-garde, tout le reste est un peu rentré dans le rang. C’est personnel et je suis assez extrême, mais il m’est arrivé une fois de passer une soirée au Katerholzig et de ne pas entendre un seul disque bien. On a perdu ce côté avant-gardiste.

Pas mal de nostalgie ?

Oui mais on doit s’adapter et accepter le changement. Récemment je retrouve ce public de Berlinois et une musique qui sort de l’ordinaire à l’Hoppetosse.

Christophe