Les albums du Brandt Brauer Frick sont toujours un plaisir étrange. Il faut se les représenter comme une unité de production hautement expérimentale, un immense palais de verre où des scientifiques sans blouse s’affairent dans un décor industriel saturé d’écran tactiles, de rouages et de pistons. Dans certaines salles, le trio cherche ; dans d’autres, il trouve.

En 2010, leur premier album intitulé « You Make Me Real» présentait les premiers échantillons du « son » Brandt Brauer Frick, baptisé de façon barbare : « techno acoustique ». Le groupe agrégeait en effet des éléments de musiques savante, techno et rock autour d’un châssis sec et percussif, avec des morceaux souvent ambitieux et parfois efficaces (Bop). Enregistré avec un orchestre, leur second album sorti en 2011, « Mr Machine », constituait une nette progression. Les anciennes productions y gagnaient en coffre et en amplitude, et les nouveaux tracks justifiaient par leur réussite les recherches du trio (Pretend, On Powdered Ground, 606 ‘N’ Rock).

Lorsque nous les avons rencontrés pour cette interview, Daniel Brandt, Jan Brauer et Paul Frick défendaient leur troisième album ; il choquera. Sans abandonner leur techno acoustique, le groupe s’essaie plus systématiquement aux vocaux, et s’aventure parfois jusque dans des territoires connotés bass music. Imaginez Mondrian se mettant soudainement à faire du Bansky : ainsi de Broken Pieces, où le BBF accueille un ersatz propret de Billy Love sur un track dont la réussite ajoute au scandale. Ou encore Verwahrlosung, lorsqu’après 3 minutes d’introduction partagées entre musique de cabaret et improvisations vaudoues sur la voix de Nina Kraviz, une ligne mélodique échappée du Alive 2007 des Daft Punk se rue sur la scène pour y exécuter un happening nu et barbare. Au total, l’édifice est complètement baroque, patchwork ambitieux de 10 pièces éclatées et artificiellement soudées par la déclinaison sur trois tracks charnières d’un thème sombre et fantomatique, Miami. On y trouvera donc de tout, y compris des réussites (le track d’ouverture, Ocean Drive, Broken Pieces).

Dans un champ des musiques électroniques de plus en plus réactionnaire, donner la parole aux Brandt Brauer Frick nous paraissait donc nécessaire : non parce qu’ils s’inspirent de la musique savante, mais parce qu’en interrogeant par leur pratique les conceptions qui essentialisent arbitrairement un répertoire figé d’instruments, des schémas de composition restreints ou une certaine façon rigoureusement préétablie de se produire en live, ils sont authentiquement révolutionnaires. Malgré leur apparence cravatée et respectable, les BBF font bien partie de la race des dynamiteurs en costard. Entretien.

INTERVIEW

(Réalisée avec Arnaud au Point Ephémère lors de leur dernière venue à Paris).

Votre troisième album vient tout juste de sortir. Comment le décririez-vous par rapport à ses deux prédécesseurs ?

Le premier album est sorti naturellement ; le second était vraiment un album de studio, quelque chose de contrôlé, planifié, parce que nous devions enregistrer avec un orchestre. Pour ce troisième album, on voulait revenir à quelque chose de beaucoup plus spontané, ce qu’on a fait. Bien sûr, il y a encore des musiciens de l’orchestre, mais de manière plus ponctuelle, on les a juste enregistrés sur quelques chansons.

En fait on était vraiment lassé du reste de nos chansons, non pas qu’on ait cessé de les aimer, mais nos structures étaient vraiment très techno (des éléments qui se rassemblent, explosent puis redescendent), et on voulait changer ça, être plus sauvage, faire davantage de « vraies » chansons.

Vous devez être très excités à l’idée de pouvoir le défendre en live

Oui, c’est vraiment très agréable pour nous de pouvoir jouer notre nouvel album, cela fait un moment maintenant qu’on jouait les anciens sur scène et comme on l’a dit à la question précédente, on commençait à s’en lasser, ce qui nous poussait d’ailleurs à les modifier de plus en plus lorsqu’on les jouait. Pour ce tour, il a fallu qu’on apprenne à jouer nos nouvelles chanson, parce qu’on ne les avait jamais jouées ensemble : on n’est pas comme ces groupes qui répètent 20 fois avant d’enregistrer, on se contente de jammer et donc c’est vraiment la première fois qu’on les joue. Tourner plus de trois semaines constitue d’ailleurs un véritable privilège, c’est la meilleure des répétitions possibles.

Chaque soirée est vraiment différente, parce que nos sets sont fondés sur l’improvisation, bien sûr, mais aussi sur nos chansons, et tout particulièrement les dernières. C’est toujours étrange quand l’album est déjà sorti mais que nos chansons continuent d’évoluer, mais bon, ça fait partie du plaisir.

Jusqu’à quel point pouvez-vous improviser lorsque vous jouez live ?

En général, la tracklist est déjà là, on peut la changer mais ça prend plus de temps. Ce qu’on fait toujours par contre, c’est modifier la structure de la chanson : par exemple, hier on a joué en 45 minutes le même set qu’on avait joué la veille en plus d’1h20, et on ne s’en est même pas rendu compte – ça vous donne une idée de ce à quel point on peut étendre ou non une chanson. Ca dépend toujours de notre humeur, et de celle de la foule : on va peut-être allonger de 5 minutes une chanson très techno si elle rend tout le monde complètement dingue dans la salle. Un autre exemple : entre deux jours offs, on a enregistré des vocaux sympas pour un track qu’on jouait, et dès le lendemain, on les utilisait en concert. On improvise toujours d’une façon ou d’une autre, on essaie d’introduire de nouvelles parties dans nos chansons, de tenter des trucs cools…

C’est assez drôle parce qu’il y a quelques jours, après un concert, je parlais avec quelqu’un de sympa qui s’intéressait à notre musique, et il pensait vraiment que tout ce qu’on faisait sur scène était préparé au millimètre, que chaque note était pré-écrite. Pour nous, c’est vraiment fascinant que quelqu’un puisse penser ça, parce qu’après une date on se dit toujours «y a tellement de choses qu’on a foirées ou qui n’étaient pas prévues ».

C’est parce que ça sonne bien

Bien sûr, parce que tant que tu es sur scène, tout ce que tu fais donne l’impression d’avoir été voulu – quoi que tu fasses sur scène, c’est toujours correct.

Jouer live avec ce genre de dispositif constitue une approche assez unique dans la scène électronique actuelle. Est-ce que vous pensez que cela a un rapport avec le krautrock (ndlr : Kraftwerk, Can…), une certaine tradition allemande de musiciens électroniques avec un background rock ?

Il y a quelque chose comme ça, mais en vérité notre inspiration ne vient pas de là, on n’a découvert tous ces trucs krautrocks que très récemment et on ne les connaissait pas avant. Notre configuration live est pourtant assez proche de la leur, elle y ressemble effectivement beaucoup. Mais je ne pense pas que ça soit unique, c’est juste que ça n’est plus fréquent du tout.

Il y avait dans la musique électronique et tout particulièrement dans le dj set, cette idée que le musicien live serait libéré de la nécessité de reproduire physiquement des sons qui avaient déjà été enregistrés…

Je pense que l’histoire de la musique doit toujours passer par des phases de contre-réactions. Il y a toujours une chose qui prend le dessus, par exemple tout le monde fait des djs sets, mais ensuite les gens s’ennuient – et nous, nous nous ennuyons plutôt rapidement. Du moins, c’est comme ça qu’on voit les choses. Quand on fait notre musique, on veut toujours ressentir une certaine tension, et les difficultés en font partie. Ce n’est pas notre signature de toujours utiliser des instruments acoustiques – récemment, on a même fait une chanson uniquement avec des synthétiseurs -, c’est juste que c’est jusqu’à maintenant la meilleure façon pour nous de faire quelque chose qui nous surprenne, parce que ce genre de musique club rythmée par des percussions n’est peut-être pas un territoire aussi exploré que celui des chansons avec des synthés ou des boites à rythmes, genre “ok 808 909 cool”. On n’a rien contre ça, mais c’est aussi sympa de découvrir d’autres choses.

En parlant de ça, quelle est votre instrument ou votre machine favorite ?

Ca change tout le temps, il y a toujours une période où on préfère une chose à une autre, mais ça ne dure qu’une semaine. Peut-être qu’un instrument qui est toujours au centre de notre musique est le piano, parce que c’est une mécanique incroyable qui a énormément de possibilités.

Comment avez vous appris à jouer de votre instrument ? Pourquoi avez vous décidé de faire de la musique électronique ?

On a tous commencé en jouant dans un groupe de rock ou de métal. On a joué ensemble dans un groupe de reprises pop, on jouait aussi pour les mariages, y compris les mariages de prof, et on était toujours les premiers arrivés au buffet (rire).

On écoutait de la musique électronique, mais on ne savait pas comment en faire, même si on pouvait essayer quelques trucs chacun de notre côté. Au bout d’un moment, quand on a eu un groupe ensemble, on s’est rendu compte qu’on voulait faire une musique plus facile et pas seulement des constructions complexes, et voilà.

Votre titre Mi Corazon a été remixé par Marc Leclair (Akufen, Horror Inc). Avez-vous choisi l’artiste, comme cela s’est-il passé et qu’en pensez vous  ?

Oui bien sûr. A titre personnel (ndlr : c’est Paul Frick qui parle), l’album My Way (2002) d’Akufen est plus ou moins le premier album apparenté techno dont je suis totalement tombé amoureux, et j’ai toujours été un fan depuis ce moment là : quand j’ai commencé à faire de la house et que je voyais qu’il jouait quelque part, j’y allais pour lui donner mes productions. On l’a vraiment connu lorsqu’on a joué au festival Mutek en 2010, et on est resté en contact avec lui depuis ; il a fait ce remix pour nous que nous admirons beaucoup, et un autre aussi pour un de mes projets personnels avec Emika (vidéo ci-dessous). Et nous sommes en train d’essayer de sortir (release) un peu de sa musique, on verra.

Vous apportez un soin particulier aux clips et couvertures de vos albums, donnant parfois l’impression qu’au-delà de la musique, vous cherchez à développer une esthétique qui s’incarnerait aussi bien dans vos compositions que dans le travail visuel qui les accompagne. Vos influences et votre projet sont-ils plus larges que la musique ?

Pour nous, il ne s’agit que d’une seule et même chose, et l’on veut vraiment être acteur de toutes les étapes du processus de création. Nos influences sont très larges, notamment parce que Daniel a commencé en tant que réalisateur, et que Jean Braeur a aussi beaucoup travaillé dans l’industrie cinématographique, ce qui explique qu’ils soient capables de faire des choses bluffantes dans ce domaine là. C’est très important parce qu’énormément de personnes regardent vos clips et vos artworks avant même d’écouter votre musique, donc nous ne pouvons pas laisser cette dimension au hasard.

Le clip  de Cafféine ressemble à une critique directe des conditions modernes d’existence. Y avait-il une idée de ce type derrière le clip ?

L’idée première était d’utiliser l’artwork de l’album en l’animant (rires), et d’avoir un mec tout le temps sur sa moto ou en train de boire du café (rires). Ce n’est jamais sensé être une critique directe, mais les gens peuvent bien évidemment en tirer des critiques ou des propositions.

Est-ce qu’il y a une chanson particulière que vous écoutez en ce moment ?

Ces jours-ci, niveau bass musique, on écoute Volta Cab – Don’t Give Up, Jan Brauer en particulier.

Merci à vous pour l’interview, et bonne chance pour ce soir !

© Kenny McMurtrie pour la photographie.