Se pencher sur Eric Volta c’est s’engager dans les méandres d’une longue discographie, se perdre dans les différents pseudonymes, projets, genres, et arts…
Difficile de tout aborder tant il semble que cet artiste a des possibilités quasiment illimitées. C’est d’ailleurs un sujet qu’il aborde lorsqu’il évoque pourquoi il a délaissé d’anciens pseudonymes : s’affranchir des limites, ne pas se borner prend tout son sens avec lui.
La musique demeure son occupation principale, mais il s’est récemment mis à la réalisation et devenu responsable du clip accompagnant son dernier EP Words and Chance. Photographe, écrivain, journaliste, cet artiste absolu raconte comment il a décidé de s’enfermer dans une bulle afin de ne pas se laisser distraire, qu’il a décidé de rompre lorsqu’il s’est rendu compte qu’être heureux bloquait son inspiration.

De quand date « Words and Chances » qui vient de sortir sur Visionquest ?

Presque trois ans, c’est toujours comme ça, je fais un morceau et il sort quelques années plus tard.

Un laps de temps aussi long entre la création et la sortie ne risque pas de créer un décalage entre ce qu’on peut attendre de toi et ce que tu aimes faire présentement ?

Si, précisément. C’est pourquoi j’ai décidé récemment de ne plus rien sortir de ce que j’ai produit ces trois dernières années. « Words and Chance » était supposé sortir en avril, mais il y a eu des délais. On dirait que je ne sors que des vieux morceaux qui ne reflètent pas du tout ce que je suis en train de faire.
Hormis « Words and Chance », tout le reste de la musique diffusée cette année a aussi été créé en 2013. C’est dommage car je vais perdre trois années de production, mais c’est aussi une bonne chose car j’ai toute cette musique qui m’est exclusive et que je peux donc utiliser dans mes sets.

Eric Volta est une référence à The Mars Volta, mais pourquoi Éric ?

Lorsque j’ai voulu créer mon alias, j’ai pris deux artistes vraiment importants pour moi. The Mars Volta avec qui j’ai un peu travaillé en tant qu’ingénieur du son il y a quelques années, et Éric Satie. Il y a probablement des spécialistes qui réfuteraient d’un ton un peu pompeux ce que je vais maintenant énoncer… Mais pour moi, Eric Satie était focalisé sur la simplicité des structures, l’appréciation des espaces. Pas de surcharge, pas trop de mélodies, pas trop de notes, dans un sens il a représenté une approche minimaliste à la musique tout en y ajoutant une touche sauvage.

On dirait qu’il te tient à cœur d’insérer du sens, de permettre certaines évocations. Il y a en ce moment de plus en plus de disques qui sortent sans informations, sans noms. Tu peux me donner ton avis sur le sujet ?

Je trouve cela un peu insultant. Si l’on ne prend pas le temps de nommer sa création, pourquoi quelqu’un devrait prendre le temps d’y prêter attention ? Si on met un peu de soi-même, on arrive à établir une connexion, à transmettre une idée. Même si au final, ce n’est pas pour les autres et que cela s’inscrit plus dans une démarche personnelle.
Je fais de la musique depuis des années, j’ai quelques vinyles, mais tout est principalement disponible en version digitale. À une époque je nommais mes morceaux pour que cela fasse cool. Des noms branchés avec un certain attachement, mais pas de voyage intime. Ma règle est désormais de toujours établir une connexion avec mon œuvre.

Est-ce que tu peux préciser ?

J’essaie de faire en sorte que ce que je réalise est d’abord pensé. Même si je m’autorise à être surpris par ce dont les machines sont capables. J’aime imaginer les mélodies et ensuite transférer plutôt que l’inverse…
Par exemple, il est simple de créer un groove sur une boîte à rythme, d’avoir une petite séquence et d’y apporter des modifications. C’est ce que j’entends par : « je réagis aux machines pour faire de la musique ». Je désire voir les machines comme des outils lorsque je compose. Puisque le processus se déroule de cette manière, il est important que ce soit un peu plus réfléchi, c’est à l’opposé de cette mode de l’anonymat.
Ces vinyles avec des simples cachets qui ne disent rien sont une réaction à l’excès dans la conception des productions, mais j’espère que cela sera suivi par une autre réaction.

Tu peux me parler un peu de Lo*kee ? Tu étais résident de ces soirées devenus légendaires à Londres, vous travaillez encore ensemble ?

J’ai aidé à la création du label mais nous ne travaillons plus ensemble. C’était des fêtes vraiment mortelles dans une ancienne fabrique à bonbons dans l’est de Londres. Un bâtiment où je vivais, mais qui a souffert de la gentrification.

Tu penses quoi de ce phénomène qui touche beaucoup de quartiers que ce soit à Londres ou à Berlin ?

C’est drôle comme mot, non ? Cela vient de « gentry » (noblesse, aristocratie) qui est plutôt positif. C’est dommage sinon, cet effet du capitalisme lié au monde des affaires. Il y a une très faible considération pour la culture présente, pas d’intégration, simplement une prise de contrôle. Pourquoi ? Parce que cela se produit manifestement d’un point de vue financier.
Une préservation de la culture n’intéresse pas, j’ai vu cela se produire à Londres et en particulier dans l’est de Londres au cours des dix dernières années. On peut y voir l’effet sur les sous-cultures, en particulier en ce qui concerne la scène musicale et techno. Il y a moins d’évènements, ce qui est une honte car si un artiste de musique électronique ne peut pas faire d’argent en vendant des disques – à moins d’en vendre une quantité énorme, l’argent pour vivre lui arrive donc en donnant des représentations. Mais si on est un artiste underground et qu’il n’y a plus de lieux ni de salles… Beaucoup ne peuvent plus se produire dans cette partie de Londres, alors qu’il y a 7 ans, il y avait dans chaque recoin quelque chose tous les jours de la semaine. Maintenant c’est uniquement le weekend, et très peu la semaine, ce qui est horrible…
J’apprécie la modernisation, et je pense que c’est nécessaire. J’ai grandi en Asie, et les bénéfices sont évidents, même s’il y a un léger manque d’implémentation culturelle. Si seulement l’est et l’ouest pouvaient mieux se fondre. (rires)

Tu as grandi en Asie, comment s’est déroulée ta découverte de la musique, comment étais-tu informé ?

C’est quelque chose que j’ai envie de raconter, nous allions dans ces quelques magasins de Singapour et en Malaisie. Je vais parler de la Malaisie car cela permet de mieux comprendre mon énervement lorsque j’entends parler de musique exclusive. Enfin exclusif n’est pas le bon mot…

Limitée ?

Limitée est un mot fantastique. Le fait que la musique ne soit pas accessible, comme ces sorties uniquement sur vinyles que je trouve stupides. Peut-être qu’on vendra 300 de ces copies limitées, génial… Mais c’est complètement idiot car rien ne pourra être atteint au delà de l’Europe.
Grandir à Singapour signifie que lorsque Napster a débarqué, c’était le ciel qui m’était envoyé. Soudainement toute cette musique disponible et à ma portée… Avant cela, obtenir de la musique signifiait prendre un bus pour aller en Malaisie à Johor Bahru, et me rendre dans un magasin de contrebande afin de pouvoir acheter une musique non-censurée. C’est ainsi que j’ai acquis mes cassettes de NWA et de Dr Dre…

Effectivement, c’est difficile de concevoir que la musique peut se révéler aussi difficile d’accès.

Récemment, j’étais chez quelqu’un qui parlait d’exclusivité et du fait qu’il vend des disques dans des concept stores, des magasins de mode, même pas chez des disquaires… Il s’est ensuite plaint que lorsqu’il va mixer quelque part, les gens n’y connaissent rien. Mais bien entendu qu’ils n’y connaissent rien, ils ont accès à la radio, et à ce qu’ils peuvent trouver dans les magasins et sur Itunes ! Personne ne leur prêche une musique de qualité car ce n’est pas disponible, c’est limité. Tu vois le paradoxe ? Surtout si c’est pour ensuite voir arriver un mec qui déclare : « moi je m’y connais vraiment ». Si tu as des privilèges sur les autres, il te faut éduquer plutôt que d’encourager ce snobisme. Je ne supporte pas cette mentalité car j’ai grandi de l’autre côté, j’essaie donc de dire aux gens :  « je devais me rendre dans un autre pays pour pouvoir acheter de la musique en contrebande ».

Je comprends ton attachement au digital, est-ce que la police Singapourienne aurait pu saisir tes cassettes ou t’arrêter ? Quel genre de censure est opérée sur les chansons : des blancs ?

C’est arrivé à des amis… Sinon ils changent les mots ou les mettent à l’envers. La disponibilité de la musique en digital est une bonne chose, car c’est accessible pour tous. Personne ne semble prendre cela en considération.

Et en ce qui concerne la scène à Singapour ? Je sais par exemple que Super 0 est une nouvelle soirée avec d’excellents line-ups.

Je suis en contact avec quelques personnes là-bas. J’admire qu’ils continuent d’essayer malgré l’oppression politique. J’ai grandi dans un environnement où l’on est éloigné de la politique, mais c’est compliqué car Singapour est un lieu où tout est très contrôlé. Il y a pas mal d’histoires affreuses, si on t’y attrape avec des drogues, tu es dans un sacré merdier.

Tu t’es intéressé à la production quand tu y vivais ?

Ces visites en Malaisie pour acheter de la musique et des jeux-vidéo piratés, à 5 euros le bloc de 20 jeux, m’ont amené à acheter des éléments de logiciels audio à 1 euro les 200 éléments. (rires)
J’ai ainsi découvert Rebirth. À l’époque j’étudiais la guitare, et je possédais déjà un magnétophone 4 pistes, ce qui me permettait d’enregistrer la guitare, de faire des boucles. Je me suis dit « ok, j’ai besoin d’une basse », j’enregistrais donc de la basse, ensuite j’ai eu un besoin d’un beat… J’avais ce petit Korg, c’était mes premières productions, je produisais du rock moi-même.
La techno est venue bien plus tard, avant je me suis intéressé au metal, à la musique industrielle. J’ai détesté la musique électronique au début, ce son émanant des machines m’était complètement étranger et hors de propos. Sans oublier que vivant en Asie, la seule musique électronique qui me parvenait était ringarde.

Pas étonnant.

La conséquence, c’est que je ne m’y suis pas du tout intéressé. Les bons trucs ne sont pas exportés… Je suis tombé un jour sur Aphex Twin, Autechre, toute cette IDM. Les trucs intéressants me sont enfin parvenus, et on ne peut pas le nier, c’est de la grande musique. Je m’y suis donc mis, et cela m’a amené à la découverte des origines, de la techno, de la house.

Tu as un comportement un peu obsessionnel ? Quand tu découvres quelque chose qui te plaît, tu as tendance à tout rechercher sur le sujet ?

« Moi-même et internet », c’est ce que tu peux faire en Asie… Après avoir vécu en Angleterre, je dois dire que j’admire cette culture qui est permise et donnée aux gens. Les radios pirates, cette possibilité d’avoir de la musique excellente 24 heures sur 24. Les gosses grandissent avec, et bien entendu ils y réagissent en voulant faire quelque chose de différent, comme Aphex Twin réagissant à la techno et la jungle.

As-tu des difficultés à te concentrer sur un seul genre musical ?

On doit trouver comment ignorer le reste, comment trouver sa niche, ce qui vous rend spécial. Il y a ce que je dois découvrir, et même en y passant le reste de ma vie, il est impossible que je découvre tout.
J’ai une manière différente de composer par rapport à la plupart des gens que je connais, c’est aussi pour cette raison que je n’arrive pas à DJ comme les autres, c’est assez complexe.
Je recherche aussi la musique différemment, je fouille beaucoup sur Soundcloud ou sur les blogs afin de tomber sur les morceaux d’amateurs, des personnes qui font de la musique pour le fun. Cette mode est massive, et ils sont nombreux à être heureux de faire de la musique et de la mettre disponible gratuitement sur internet. J’édite aussi énormément.

Je suppose que c’est la raison pour laquelle tes sets sont si spéciaux, tu joues beaucoup de tes morceaux et ces « edits ».

C’est une façon de faire, il est plus facile de transformer quelque chose de différent en un morceau que j’apprécie que de trouver un track que j’apprécie tout de suite. C’est assez étrange.

Pourquoi as-tu décidé d’un peu délaisser tes nombreux projets ?

La triste vérité, c’est qu’on doit se concentrer. Trois ans auparavant, j’ai décidé de me focaliser sur l’identité d’Éric Volta. Si on prend ma carrière avec Kid Dub par exemple, j’ai réalisé que j’étais enfermé dans quelque chose qui n’était plus satisfaisant, plus viable, j’ai donc dû arrêter.

Comme une « mort » accompagnée d’une « renaissance » ?

Une réinvention. Je voulais me laisser la chance de pouvoir faire ce que je veux. Une identité n’est pas forcément un son ou un style, j’ai surtout recherché une manière de penser et travailler qui allait me laisser une liberté totale. J’ai fait une production classique récemment, et cela sonne comme du Eric Volta.

Tu as encore des requêtes pour Kid Dub ?

Mes autres projets sont encore là, mais celui-ci est définitivement enterré. C’était la découverte, un jeune homme produisant une musique vraiment bruyante. Cela m’a appris qu’il faut faire attention, qu’on ne peut rien défaire. Ce projet a connu un certain succès, et lorsque j’entends quelque chose de mauvais aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de me sentir aussi un peu responsable d’avoir encouragé cela à un moment dans ma carrière. (rires)

Je vois, c’est une vision assez singulière…

« Attention à ce que vous sortez », ceci est un bon message pour les jeunes producteurs, vous engagez votre responsabilité ! Par contre je ne me pose pas en juge de ce qui est bon ou pas, je ne veux surtout pas empêcher quelqu’un de s’amuser sur telle ou telle musique.
Si seulement les gros labels prenaient leurs responsabilités, et qu’on se débarrassait de cette mentalité exclusive. Il faut encourager les gens dans des directions plus intéressantes plutôt que l’inverse. Je ne comprends pas cette sorte de vanité, il faut essayer d’atteindre tout le monde, sinon ce n’est pas juste.

Love Your Illusion [No.19 Music] sorti le 16 octobre
Words and Chance [Visionquest] sorti le 30 septembre
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Photos © Axel Masson
Eric Volta